R�mi Faucherre

Pr�histoire de l'universit� de Saint Denis :

la naissance de Vincennes

(mai 1968‑janvier 1969)

Ce texte reprend des �l�ments du m�moire de ma�trise d'Histoire que j'ai r�alis� en 1991‑1992 � l'Universit� Paris 7 (Jussieu) sous la direction de Michelle Perrot et avec l�aide de Bernard Weber. Il s'intitule "Atypie‑Utopie, Vincennes, naissance d'une universit�. Mal 1968 janvier 1969[1]

La naissance de Vincennes : mai 1968‑janvler 1969.

Pourquoi ces limites chronologiques? La limite amont me semble �tre le v�ritable d�marrage du projet; Vincennes �tait certainement en germe avant 1968, mais la crise de mai a permis � ce germe d'�clore. La limite aval est repr�sent�e par la rentr�e universitaire � Vincennes et cette rentr�e marque une rupture en ce que la pr�paration qui pr�c�de diff�re radicalement de ce qui, avec la pr�sence des �tudiants, va suivre. Il aurait pu �tre int�ressant aussi de clore � la date de juin 1969 qui marque la fin de la premi�re ann�e universitaire: fondation et premi�re ann�e auraient form� un tout. J'ai choisi de ne m'int�resser qu'� la fondation et, du m�me coup, j'ai un peu mis de c�t� le r�le consid�rable que vont jouer les �tudiants � partir de janvier. Ce travail reste � faire.

Deux faits surprenants ont jailli des entretiens qui ont servi de base � ce� m�moire: d'une part, il reste tr�s peu de documents �crits sur cette p�riode; d'autre part, les �tudiants en sont incroyablement absents. J'y vois deux raisons.

Tout d'abord, "1968" met en avant la parole, la communication orale et la spontan�it�, un certain "d�sordre" ; l'esprit de l'�poque n'�tait pas � figer un �v�nement, � conserver une parole ou le souvenir d'un acte par �crit. Beaucoup de d�cisions concernant Vincennes ont �t� prises lors de r�unions, assembl�es ou concertations impromptues ou improvis�es o� le compte‑rendu �tait le dernier des soucis.

Ensuite, le projet Vincennes a �t� gard� secret (ou presque) par ses concepteurs jusqu'� la mi‑septembre. Ils avaient, semble‑t‑il, peur qu'en le divulguant il ne devienne la cible des acteurs de Mai et soit mis � mal sous pr�texte qu'il �tait r�cup�r� par le pouvoir. Ils auraient donc, volontairement selon moi, laiss� le moins possible de traces �crites.

Les r�cits que j'ai recueillis se sont r�v�l�s assez diff�rents de la tradition orale dont j'avais connaissance avant de commencer ce travail. Vincennes, rest�e dans certains esprits comme une sorte de mythe, aurait �t� b�tie dans l'euphorie de mai 1968 et notamment par le mouvement des �tudiants et des travailleurs. Or, j'ai d�couvert une histoire diff�rente. Le r�le des �tudiants et des �tudiants‑travailleurs ri' a �t� effectif qu'� partir de la rentr�e de janvier mais il devient alors essentiel comme il l'a �t� pour les tout d�buts de la naissance de Vincennes (mai / juin 1968). Ce qui est rest� dans l'inconscient collectif, quelque opinion qu'on ait encore aujourd'hui de ce qu'a repr�sent� Vincennes, correspond mieux � la p�riode qui va suivre, au del� de janvier 1969.

L'�crit d�faillant, nous reste la m�moire des individus. L'essentiel de mes informations vient donc quasi uniquement des t�moignages oraux des ' tout premiers Vincennois !' : 28 entretiens dont 24 directement et quatre au t�l�phone. Ils ont �t� recueillis entre f�vrier et juillet 1992.

Qui sont ces personnes ? Je les ai reparties en 6 cat�gories dont le tableau suivant indique la ventilation. Il est important, en effet, de ne pas oublier en lisant ce travail le poids relatif de ses sources. Il est � noter que les enseignants sont sur-repr�sent�s.

�� Nombre�� %

1)�� enseignants�� 16�� 57,1

2)�� Minist�re (ou apparent�)�� 5�� 17,8

3)�� tudiants�� 4�� 14,3

4)�� personnel administratif�� 1�� 3.6

5)�� constructeur�� 1�� 3,6

6)�� journaliste�� 1�� 3,6

�� Totaux:�� 28�� 100

Ce panorama de la fondation de Vincennes est donc essentiellement la vision qu'en ont gard�e 24 ans apr�s ces 28 t�moins � travers leurs filtres, leurs oublis, leurs exag�rations. Il arrive que les t�moignages ne se recoupent pas ou bien laissent dans l'ombre un �l�ment de ce puzzle compliqu� aux interactions multiples. Ces conditions ne permettent une reconstitution que bien imparfaite �maill�e d'approximations et d'incertitudes.

LA CRISE DE L'UNIVERSITE JUSQU'EN MAI 1968

Vincennes appara�t dans la ligne d'un processus de r�flexion qui a d�marr� apr�s la seconde guerre mondiale. La r�forme Fouchet en 1966, les colloques de Caen en 1966 et d'Amiens en 1968 et les r�flexions des syndicats, UNEF et SNEsup, ont pr�par� le terrain. Depuis les ann�es 60, l'enseignement sup�rieur se porte mal. Mai 1968 met en branle toutes ces id�es � travers plusieurs lieux de r�flexion. En particulier, durant les mois de mai et juin 1968, se sont r�unies � la Sorbonne des commissions par discipline qui analysaient et contestaient le syst�me �ducatif et proposaient des solutions pour le r�former. L'objectif �tait le m�me � la facult� d'Assas o� se r�unissait la CNID, Commission nationale interdisciplinaire, qu'on appelait plus famili�rement "le groupe d'Assas". A Nanterre, pareillement, on a beaucoup r�fl�chi � la restructuration de l'Universit�. L'essentiel des grandes id�es de Vincennes flotte dans "l'air du temps" au printemps 1968 cogestion enseignants‑�tudiants, autonomie des universit�s, interdisciplinarit�, suppression du cours magistral et de l'examen terminal, transformation du rapport enseignant / �tudiant. On esp�re et on r�clame une Universit� plus ouverte au monde ext�rieur, ouverte aux salari�s, ouverte au reste de la plan�te, ouverte au temps pr�sent.

LA R�PONSE POLITICO‑TECHNICO‑ADMINISTRATIVE

(�t�‑automne 1968)

L'�tat

"Les �lections de fin juin 1968 donnent une �crasante majorit� au g�n�ral de Gaulle. Le 10 juillet 1968, Pompidou est remerci� et il est remplac� par Couve de Murville. Le 12 juillet au soir, le nouveau gouvernement est form�. Seule exception dans ce gouvernement tr�s conservateur, le lib�ral Edgar Faure est nomm� au portefeuille de l'Education nationale. Cette nomination appara�t significative d'une volont� de r�formes" dit Assia Melamed.

Il appara�t difficile de r�aliser � quel point le montage de Vincennes a �t� exceptionnel si on ne comprend pas de quelle confiance jouissait Edgar Faure aupr�s du g�n�ral de Gaulle.

Le g�n�ral �tait � double facette. D'un c�t�, c'�tait un homme d'ordre: il ne supportait pas que l'ordre ne r�gne pas; de l'autre. il avait du flair et il �tait ouvert au changement. Il �tait partisan d'une plus grande participation des �tudiants � la marche de l'Universit�. C'est ce deuxi�me aspect de sa personnalit�, qu'un homme, et le seul probablement du monde politique de l'�poque, �tait en mesure de traduire dans les faits : Edgar Faure.

D'apr�s les t�moins, d'une grande intelligence, d'une grande ouverture d'esprit, il avait le d�sir d'innover. En t�moigne sa r�ponse � une Assembl�e qui r�clame le retour � l'ordre: "c'est toute la soci�t� qu'il faut changer. Il faut une nouvelle conception de l'homme et des rapports sociaux". Il �tait de surcro�t tr�s habile: certains commentateurs l'ont qualifi� de "magicien" pour la fa�on dont il est parvenu � obtenir d'une Assembl�e aussi conservatrice le vote � l'unanimit� de la loi d'orientation et un accord acceptable sur le projet d'une universit� aussi progressiste.

�C'est tr�s certainement de la rencontre � la t�te de l'Etat de ces deux hommes exceptionnels que beaucoup de choses, Vincennes en particulier, vont pouvoir se faire.

Le cabinet d'Edgar Faure

Edgar Faure est donc nomm� au Minist�re de l'�ducation Nationale le 11 juillet 1968. Son Cabinet, tr�s rapidement mis en place, sera form� pour l'essentiel par son Directeur de Cabinet Michel Alliot, le recteur G�rald Antoine, charg� de mission, Jacques de Chalendar, conseiller technique et Yann Gaillard, Directeur adjoint du Cabinet (charg� des finances). Se joint � cette �quipe un de ses amis de toujours, Robert Blot, dont le r�le, officieux, est mal connu mais sans doute important.

Pour faire passer les id�es de son Ministre, notamment face � une majorit� de droite, ce cabinet fait preuve d'une incontestable habilet� politique. Il fonctionne au culot, emploie des proc�dures inhabituelles et parfois irr�guli�res, bouscule les habitudes, se comporte comme si les obstacles n'�taient l� que pour �tre lev�s, faisant tout ce qui est n�cessaire pour qu'ils le soient.

Surplus d'�tudiants : besoin de locaux

Dans l'analyse que fait le Gouvernement de la crise estudiantine du printemps 68, la surpopulation des Universit�s appara�t comme l'une des raisons essentielles: les �tudiants manquent de place, essentiellement en r�gion parisienne. Ce constat, les gouvernements ant�rieurs � mai 68, comme le pr�c�dent Minist�re d'Alain Peyrefitte l'ont d�j� fait. En particulier, un nombre consid�rable de bacheliers avaient �t� re�us en mai 68 et il fallait donc pr�voir pour la rentr�e universitaire d'automne 68 un nombre de places bien sup�rieur � celui programm� initialement, 35.000 sans doute. Les chiffres diff�rent beaucoup suivant les sources, mais il fallait de toutes fa�ons b�tir et offrir de nouveaux locaux � l'Enseignement sup�rieur.

Le minist�re Edgar Faure reprend �videmment ce besoin � son compte

Bernard Gauthier se souvient que le Rectorat le Rectorat de Paris, partiellement charg� de r�soudre ce probl�me, a �t� obs�d� pendant tout l'�t� 1968 par la recherche de terrains disponibles.

�Le terrain de Vincennes

Le terrain pr�vu pour la future universit� appartenait � la Ville de Paris qui l'avait lou� depuis quelques ann�es � l'Arm�e; celle‑ci y avait install� des baraquements militaires. Lorsque, fin juillet, d�but ao�t, le Minist�re, qui recherchait donc d�sesp�r�ment des terrains, finit par trouver celui‑l�, il obtint de l'Arm�e, apr�s tractations, qu'elle le c�de � l'�ducation Nationale. Mais il fallait l'accord de la Mairie de Paris. Bernard Gauthier raconte le moment fort de cette n�gociation: un cocktail organis� par Edgar Faure au Minist�re, fin juillet d�but ao�t, auquel il invite en grande pompe Fr�d�ric Dupont, D�put�, Conseiller Municipal du Vll�me arrondissement et M. Vallon, Conseiller RPR de la Ville de Paris. Le Ministre embrasse Vallon d�s son arriv�e lui disant d'entr�e de jeu: "Je vous remercie pour les terrains que la Ville nous pr�te" ce � quoi le Conseiller de Paris, pris au pi�ge, ne sait que r�pondre et n'ose pas refuser.

Selon Michel Alliot (mais il y a une autre version des faits), il �tait n�cessaire que la Ville de Paris formalise cette d�cision de c�der le terrain sans attendre la rentr�e puisque les constructions devaient commencer tout de suite. Cet �t� l�, beaucoup de Conseillers de Paris �tant en vacances et ne pouvant donc pas �tre r�unis, seul, le Bureau du Conseil pouvait l'ent�riner. Il n'avait pas la comp�tence juridique de vendre ou de louer ce terrain et, faute de mieux, adopta une solution b�tarde, louer ce terrain au Minist�re, pour 10 ans.

La Loi d'Orientation

D�s le mois de juillet, Edgar Faure avait annonc� son intention de construire en France quatre �tablissements universitaires exp�rimentaux, Vincennes, Dauphine, Antony, et Marseille‑Lumigny. Vincennes �tait plus sp�cialement orient�e vers une p�dagogie novatrice; son enseignement serait pluridisciplinaire, Sciences humaines et Lettres; au d�part, les sciences pures devaient �tre associ�es au projet.

Les grandes lignes de la loi d'Orientation sont pr�sent�es � l'Assembl�e Nationale le 24 juillet. La version d�finitive du texte, �labor�e pendant l'�t�, mise en discussion � l'Assembl�e Nationale le 24 septembre, est vot�e � l'unanimit� le 11 octobre. La loi est promulgu�e le 12 novembre 1968.

Elle est fond�e sur trois grands principes, la cogestion, la participation et l'autonomie.

D�sormais l'Universit� sera cog�r�e � la fois par les �tudiants et les enseignants et une repr�sentation importante des personnels ATOS, c'est‑�-dire du personnel qui n'est ni enseignant ni �tudiant.

La participation s'exercera � plusieurs niveaux; des conseils permettront � ces personnels diff�rents de s'exprimer et d'influer sur la destin�e de l'Universit�. Au niveau national, le Conseil national de l'enseignement et de la recherche, lui‑m�me paritaire, compos� d'enseignants et d'�tudiants, sera consultatif. A un �chelon local, les Conseils r�gionaux de l'enseignement sup�rieur et de la recherche, �quivalents de ce Conseil national, auront � peu pr�s les m�mes fonctions d'appr�ciation et de conseil. Ils seront compos�s � deux tiers d'enseignants et d'�tudiants et, pour un tiers, de personnalit�s ext�rieures repr�sentatives des collectivit�s locales et des activit�s r�gionales.

L'Universit�, autonome, sera d�sormais une institution � part enti�re: elle aura son propre statut, rie sera plus d�pendante de l'�tat ni des diff�rentes institutions : l'autonomie financi�re et l'autonomie administrative lui seront reconnues. Les d�crets d'application de l'autonomie financi�re ont �t� bloqu�s jusqu'au-del� de 1969 au Minist�re des finances. Cette obstruction administrative a d�form� � long terme le sens de la r�forme: les UER se sont organis�es en bastions autonomes et l'Universit� y a perdu le jeu d�mocratique de la r�partition des budgets qu'elle n'a jamais vraiment reconquis.

Ce monde universitaire que met en place le Cabinet d'Edgar Faure n'est plus en rien comparable � celui qui pr�valait avant "les �v�nements" Les �tudiants et les enseignants participent au Conseil d'Universit� qui �lit en son sein le Pr�sident d'Universit�; par rapport � celui des anciennes Facult�s, cette nouvelle instance, le Conseil et son Pr�sident, acqui�rent un pouvoir consid�rable.

Mais il ne s'agit pas seulement de pouvoir. La nature m�me de l'enseignement devenu pluridisciplinaire a chang�: les anciennes Facult�s, remplac�es par des UER, Unit�s d'Enseignement et de Recherche, ont maintenant vocation d'associer autant que possible les disciplines autrefois s�par�es: Lettres, Sciences, Sciences Sociales, Sciences Humaines que l'Universit� a d�sormais pour mission de mixer en poussant les �tudiants � �tablir le programme d'�tudes qui convient � leurs aspirations.

Ce renouvellement implique une ouverture vers le monde ext�rieur. Participent � l'enseignement des enseignants associ�s qui viennent du monde socio‑�conomique, ou des intellectuels, des �crivains, des �trangers; peuvent participer aux diff�rents Conseils des membres �lus, des personnalit�s ext�rieures � la vie universitaire, des repr�sentants des activit�s locales et r�gionales; l'Universit�, d�sormais libre de prendre contact avec ses homologues � l'�tranger (elle n'a plus � en r�f�rer � une autorit� sup�rieure) favorisera la mobilit� au‑del� des fronti�res de ses �tudiants et de ses enseignants.

Cet ensemble concr�tise les propositions du Colloque de Caen. Le Minist�re les a formalis�es et rendues l�gales.

Bilan de l'action gouvernementale

Le bilan est � double facette et ce sont deux facettes contradictoires. Le Cabinet a tout fait pour que l'Universit� exp�rimentale soit cr��e avec toutes ses novations, premi�re facette. Il a travaill� dans l'enthousiasme; il a soutenu le projet � fond; Vincennes est, d'une mani�re ou d'une autre, le "b�b�" d'Edgar Faure. Mais on assiste, � partir de l'automne, de la part du Gouvernement et du Minist�re � un revirement manifeste que l'on peut montrer en constatant certains points, et c'est la deuxi�me facette.

1) Le budget de Vincennes, � en croire un t�moin cr�dible, n'est pas arriv� dans les d�lais pr�vus (hormis celui de la construction).

2) Le nombre de postes d'enseignants (240) a �t� divis� par 2 (120) m�me s'il existe � cette restriction des justifications ‑ et n'est revenu � son niveau initial que gr�ce � la mobilisation de Vincennes.

3) Les enseignants ont �t� nomm�s en retard (jusqu'en octobre 1969).

4) Les postes de personnel administratif ont �t� cr��s en retard : janvier 1969 au lieu de septembre 1968, comme il �tait pr�vu.

�5) Le principe de l'ann�e continue (l'universit� en service toute l'ann�e) a �t� supprim�; faute de moyens financiers, d'apr�s certains.

6) Le d�cret de fondation de Vincennes a �t� bloqu� pendant plusieurs semaines et n'a �t� sign� que le 7 d�cembre par le G�n�ral de Gaulle.

7) La rentr�e universitaire a �t� repouss�e � plusieurs reprises, d'octobre au 13 janvier, alors que la facult� �tait construite d�s la mi‑novembre.

8) R Las Vergnas se souvient (toutefois d'une mani�re impr�cise) qu'un �missaire du cabinet de Couve de Murville est venu � Vincennes � partir de d�cembre 1968 et s'est employ� de fa�on �vidente � retarder le projet.

9) Le Gouvernement a tent� de transformer le projet d'universit� en un projet de centre sup�rieur de recherches (voir le chapitre sur les fondateurs). C'est probablement une des tentatives de changement de cap les plus importantes.

10) Le Gouvernement n'a pas fait de publicit� pour le centre de Vincennes.

Ce revirement apparent peut, me semble‑t‑il, �tre expliqu� par les tr�s fortes pressions "anti‑Vincennes" auxquelles le Cabinet a �t� soumis d�s la fin de l'�t� : de la part de la presse de droite, de l'Assembl�e majoritairement gaulliste, de l'opinion publique, des �tudiants gauchistes qui ont d�cri� cette Fac‑vitrine r�cup�r�e par le pouvoir, d'une importante frange du corps professoral de la Sorbonne, des milieux socio‑�conomiques et financiers, de certains conseillers du Premier Ministre Couve de Murville.

Il para�t clair que le Cabinet a h�sit� sur le projet. Mais je suis convaincu que s'il a h�sit�, c'est en raison des pressions ext�rieures qu'il a subies et non d'un changement d'attitude de son propre fait.

�Les fondateurs : une bande d'universitaires

H�l�ne Cixous et Nanterre

Il est vraisemblable, mais pas du tout certain, que la toute premi�re pierre de Vincennes ait �t� pos�e � Nanterre en mai / juin 1968 par H�l�ne Cixous et son entourage. Elle �tait � cette �poque ma�tre‑assistant d'anglais, enseignait � Nanterre, annexe de la Sorbonne, et d�pendait de l'Institut d'Anglais de cette m�me Sorbonne.

Elle y observe "les �v�nements"% surprise par la tournure qu'ils prennent, par leur importance et surtout par le d�sir de destruction de l'Universit� qu'ils manifestent. Elle entend dire que le Minist�re a l'intention de construire pour la rentr�e 1968 des b�timents � la p�riph�rie de Paris, vraisemblablement en pr�fabriqu�" ou en construction l�g�re. Elle se dit qu'il faut ne pas laisser passer l'occasion, ne pas attendre que tout ce bouillonnement retombe et profiter de tout cela pour cr�er une universit� nouvelle et exp�rimentale. A‑t‑elle cette id�e toute seule; l'a‑t‑elle eue au contact des �tudiants de Nanterre, au contact de ses coll�gues de l'institut d'Anglais; ou au contact des diff�rents "intellectuels!" qu'elle fr�quente � l'�poque ? L'a‑t‑elle eue par sa connaissance du syst�me universitaire anglo‑saxon ? Toujours est‑il qu'elle en discute passionn�ment avec ses amis de l'Institut d'anglais, et essentiellement Pierre Dommergues, ainsi qu'avec Raymond Las Vergnes.

L'Institut d'anglais et Raymond Las Vergnas

Un des p�les majeurs de la fondation de Vincennes est en effet ce fameux Institut d'Anglais. Ses membres en seront les acteurs essentiels. Il �tait dirig� jusqu'en mai 1968 par Raymond Las Vergnas. Parmi les enseignants on trouve H�l�ne Cixous, Pierre Dommergues et Sylv�re Monod; et en liaison avec cet Institut d'anglais, deux anglicistes, Bernard Cassen, � Amiens � l'�poque, ami de Pierre Dommergues depuis le d�but des ann�es 1960, et Jean Gatt�gno qui enseigne � Tunis cette ann�e l�. La plupart de ces enseignants avaient une excellente connaissance du syst�me universitaire am�ricain et m�me, pour le plus grand nombre, avaient s�journ� voire enseign� aux �tats‑Unis. Le syst�me am�ricain servira de mod�le pour Vincennes.

�L'Institut d'anglais est, d'autre part, g�ographiquement situ� � quelques m�tres de la Sorbonne, rue de l'�cole de M�decine et ce point se r�v�le important en ce qui concerne l'originalit� du r�le qu'il a jou�. La Commission d'anglais, qui faisait partie des fameuses Commissions de la Sorbonne et qui si�geait � l'institut, fut particuli�rement productive. Des liens d'amiti� s'�taient de la sorte tiss�s entre tous ses enseignants mais aussi avec les �tudiants. On peut penser que cet ensemble de particularit�s a fait que ce noyau d'anglicistes constitue, � lui seul ou � peu pr�s, les fondateurs de Vincennes.

Raymond Las Vergnas

Directeur de l'Institut d'Anglais jusqu'en mai 1968, il est �lu dans des conditions inhabituelles, durant 'les �v�nements', doyen de la Sorbonne alors que Jean‑Baptiste Duroselle devient son premier assesseur (c'est‑�‑dire le vice doyen). Sans lui et sa personnalit�, Vincennes n'aurait pas pu se faire. Il a la r�putation d'�tre un homme tr�s ouvert d'esprit et tr�s diplomate. Il saura �tre � l'�coute des id�es novatrices de son entourage et les faire passer aupr�s du Ministre. Il fut � la fois tr�s critiqu� et tr�s approuv�. Les enseignants "de droite" l'ont appel� le "Doyen rouge"; ceux "de gauche" ont trouv�, pour certains qu'il n'allait pas assez loin, pour d'autres ont su tr�s bien utiliser son pouvoir pour faire aboutir leurs demandes.

Les tractations du mois de 'juillet

Avant m�me qu'Edgar Faure ne soit nomm� � l'�ducation Nationale, H�l�ne Cixous, Pierre Dommergues et leur entourage avaient parl� � Las Vergnas de ce projet d'universit� exp�rimentale. C'est vraisemblablement en juillet que la conception p�dagogique de Vincennes va s'�baucher entre Dommergues, Cixous, Las Vergnas, leurs �tudiants, leur entourage et (dans quelle mesure?) les membres du cabinet. Je ne suis pas arriv� � reconstituer ce qui s'est exactement pass� (Il serait encore temps d'approfondir les conditions de cette gen�se mais les m�moires faiblissent et les opinions se figent). Jusqu'en janvier, Las Vergnas est suroccup�; il fait trop de choses, en charge � la fois de la Sorbonne et du projet Vincennes; c'est sa plus grosse difficult� et il n'en manque pas. Le cabinet d'Edgar Faure organise durant ce mois de juillet des r�unions de Doyens des Universit�s de la r�gion parisienne, au Minist�re, pour discuter de l'avenir de l'enseignement sup�rieur et des locaux � construire. Tr�s vite, Las Vergnas, d�bord�, s'y fait remplacer par P. Dommergues. En m�me temps, le cabinet (en particulier ceux qui ont jou� un r�le important pour la r�novation du syst�me et la cr�ation de Vincennes, M Alliot, J. de Chalendar, le Recteur Antoine) pr�pare activement le discours d'Edgar Faure � l'Assembl�e Nationale (24 juillet) sur la r�novation du syst�me universitaire. Aux alentours de la fin juillet, Las Vergnas se fait aussi remplacer, par Duroselle cette fois, aux r�unions du cabinet sur la r�novation du centre de l'OTAN situ� porte Dauphine.

Le dernier �l�ment majeur du noyau initial entre en sc�ne fin juillet o� il re�oit, en Ecosse, un coup de t�l�phone de Dommergues, son grand ami , lui disant qu'une universit� hors du commun est en train de se monter et qu'on a besoin de lui tout de suite. Il rentre d'urgence. Cet homme, c'est Bernard Cassen. C'est essentiellement sur les �paules de ces trois personnages que va se mettre en place la future universit� de Vincennes: H�l�ne Cixous, Pierre Dommergues, Bernard Cassen. Il faut certainement adjoindre � cette �quipe d'enseignants une �quipe d'�tudiants. Il est difficile de reconstituer aujourd'hui leur apport mais ils semblent avoir �t� assez actifs dans la mise en place du projet durant ces mois de juillet et ao�t, et m�me au‑del�. Aux alentours de la fin juin, Dommergues et Cixous ont r�uni Michel Royer, No�lle Batt, Fran�ois Poirier et Francine Palant, qui �taient leurs �tudiants et avec qui ils avaient �tabli des liens d'amiti�; ils leur ont demand� de d�couper tous les articles portant sur l'enseignement sup�rieur parus entre d�but mai et fin septembre dans plusieurs journaux ; ils leur ont dit que "cela allait �tre utile" sans qu'ils aient jamais vraiment su � quoi ni m�me si leur travail aura servi. Il me semble �vident qu'il leur avait �t� demand� pour argumenter la r�flexion sur la r�novation du syst�me et la mise en place du futur Vincennes. Ces �tudiants et ces enseignants n'�taient probablement pas seuls; les autres me sont pour l'instant inconnus.

L'�quipe d'enseignants sera �toff�e en septembre: Sylv�re Monod s'occupera du recrutement des enseignants et Jean Gatt�gno des inscriptions des �tudiants et de l'administration; y jouera encore un r�le essentiel, le constructeur de Vincennes, Paul Chaslin ; il entre dans la course aux alentours du 20 juillet, nous verrons comment.

�"J'ai fait un r�ve"

"J'ai fait un r�ve"� : 24 ans apr�s, Raymond Las Vergnas se souvient avoir d�marr� ainsi son entretien avec Edgar Faure, le lundi 5 ao�t 1968. � j'ai fait un r�ve j'ai r�v� d'une universit� compl�tement diff�rente, o� rien ne serait comme avant, d'une universit� o� l'on pourrait faire des exp�riences, d'une universit� o��" � C'est en commen�ant par ces mots en effet que, ce jour-l�, Las Vergnas pr�sente � Edgar Faure la premi�re �bauche de Vincennes. Dommergues, Cixous, Cassen et consorts, apr�s divers r�flexions et d�bats, avaient d�j� pr�sent� ce projet � Las Vergnas. Il s'agit d'�tablir � Paris ou sur sa p�riph�rie une universit�:

‑ ouverte aux travailleurs et notamment aux non bacheliers

‑ cog�r�e par les �tudiants et les enseignants

‑ prodiguant un enseignement interdisciplinaire et beaucoup plus souple; les certificats, supprim�s, seraient remplac�s par un syst�me d'"unit�s de valeur".

‑ recrutant des enseignants comp�tents dans leur domaine, qu'ils soient ou non pourvus des dipl�mes actuellement exig�s.

Edgar Faure est enchant� par le projet et, quelques jours plus tard, nommera Las Vergnas "Charg� de mission" pour le centre exp�rimental de Vincennes (nomination officialis�e par le B.O. du 9 septembre 1968). Cette date du 5 ao�t, un des seuls rep�res s�rs parce que v�rifi� par plusieurs sources, est � la fois symbolique et semble �tre le vrai coup d'envoi du projet Vincennes.

Au boulot !

Durant cet �t� 68, l'�quipe initiale a beaucoup travaill�.

Raymond Las Vergnas, du fait de son statut, a �t� le garant de la l�gitimit� de l'op�ration. C'est � lui que devront parvenir les candidatures des enseignants pour Vincennes; c'est lui seul qui pourra proposer les nominations des enseignants au Ministre. Mais, "patron" en titre, il a, en r�alit� et tr�s vite, du fait de ses occupations, d�l�gu� le "pouvoir de terrain" � Pierre Dommergues, H�l�ne Cixous et Bernard Cassen.

�Jean Baptiste Duroselle a jou� un r�le important dans les choix p�dagogiques; c'est lui qui (avec H�l�ne Cixous, Pierre Dommergues, et probablement d'autres) eut l'id�e de s'inspirer du syst�me am�ricain pour mettre en place le syst�me des Unit�s de Valeur. Il sera, par la suite, Pr�sident du noyau cooptant.

H�l�ne Cixous avait, depuis longtemps, tiss� de nombreux liens avec des "intellectuels". Durant l'�t� 68, elle contacta ses amis pour l'aider � concevoir la trame p�dagogique de Vincennes, et aussi � choisir les enseignants qui formeront le noyau cooptant. Elle ne s'est apparemment pas beaucoup occup�e de tout ce qui concerne la construction de Vincennes, ni de l'intendance ou du mat�riel et a �t� tr�s peu en contact avec le Minist�re, probablement par choix id�ologique. Pour beaucoup, � l'�poque, le Minist�re �tait per�u comme la source de toute compromission, la B�te de l'apocalypse, le Diable.

Pierre Dommergues et Bernard Cassen se sont essentiellement occup�s durant ao�t et septembre de la construction de l'universit�. C'�tait l'urgence absolue: il fallait que les b�timents de cette universit� soient finis pour la rentr�e universitaire. En contact permanent avec Paul Chaslin, le directeur de la soci�t� qui construisait Vincennes, ils assuraient la liaison avec le cabinet du Ministre, donc avec l'�quipe que constituait Michel Alliot, Jacques de Chalendar, G�rald Antoine et Robert Blot. Durant tout l'�t� 68, ils sont pass�s au Minist�re, souvent tous les jours et au moins chaque semaine apportant une id�e, un projet nouveau, les discutant accueillant toutes les propositions. Ils restent encore tr�s surpris de voir � quel point leurs id�es ont �t� bien accueillies.

Et c'est ensemble, Cixous, Dommergues et Cassen, qu'ils ont commenc� � b�tir le programme p�dagogique de Vincennes.

L'�quipe se renforcera en septembre de Sylv�re Monod. Raymond Las Vergnas, � qui il avait succ�d� comme directeur de l'institut d'anglais depuis que celui‑ci �tait devenu doyen de la Sorbonne, le contacte pour qu'il apporte sa contribution � la fondation de Vincennes. Il est int�ressant de noter que, dans la deuxi�me quinzaine de septembre, Sylv�re Monod a �t� convoqu� par Pierre Dommergues et Bernard Cassen qui le connaissaient; ils lui ont pos� beaucoup de questions sur son parcours, ce qu'il faisait... Il en a gard� le sentiment d'avoir subi une sorte d'examen de passage pour savoir s'il �tait un "bon Vincennois" c'est‑�‑dire, selon ce qu'il pense avoir �t� les crit�res de ses examinateurs, �tre visiblement de gauche, �tre d'esprit ouvert, r�ceptif � des id�es nouvelles et surtout n'�tre ni oppos� au mouvement de Mai ni anticommuniste.

Coopt� de fait, Sylv�re Monod se trouve, sans pr�paration particuli�re, responsable du recrutement des enseignants et de la mise en place du fameux noyau cooptant.

Jean Gatt�gno, enfin, dans l'impossibilit� de continuer � travailler en Tunisie o� il enseignait avec Michel Foucault, sera le dernier �l�ment de l'�quipe de d�part. Un poste se lib�re � la Sorbonne; Raymond Las Vergnes le lui propose et il l'accepte ‑ il aura �videmment, par la suite, un poste � Vincennes. Entre autres parce qu'elle sait qu'il est enseignant en anglais, l'�quipe "l'engage". Et c'est lui qui va s'occuper de tout ce qui concerne l'inscription des �tudiants. Il prend en charge une importante responsabilit�; importante car, � cet automne 1968, les inscriptions conditionnent d'une certaine mani�re l'ouverture de Vincennes (voir ci‑dessous le chapitre consacr� au noyau cooptant).

Le centre n�vralgique de cette intense gestation est install� dans l'appartement d'un des fondateurs, rue Claude Bernard ; tout le monde s'y retrouve pour discuter, pour r�fl�chir, pour �crire, pour �tre en contact avec le cabinet, pour mettre en place toute cette machine, qui devenait Vincennes. On a h�sit� un peu, dans l'�t�, � installer la future universit� exp�rimentale Porte Dauphine, dans l'ancien b�timent de l'OTAN ou dans le bois de Vincennes; finalement, on choisit le bois de Vincennes, entre autres raisons (s�rieuses?) parce que cet appartement �tait beaucoup plus proche du bois de Vincennes que de la porte Dauphine.

L'�quipe

Cette �quipe restera en place relativement longtemps, quasiment jusqu'en d�cembre et conservera un pouvoir relativement important m�me une fois le noyau cooptant en place. Mais les choix � faire et l'�volution du projet rapprochent d'un cot� Jean Gatt�gno, H�l�ne Cixous, Jean‑Baptiste Duroselle et de l'autre, Bernard Cassen, Pierre Dommergues et d'autres dont Michel Royer et certains enseignants communistes. Les d�saccords portent d'abord sur l'importance des innovations p�dagogiques ; certains ne souhaitent pas, en particulier, que l'universit� soit ouverte aux non‑bacheliers.

Ils portent ensuite sur la cr�ation d'un Centre sup�rieur de recherches. Ce projet appara�t � une date difficile � �valuer: l'hypoth�se la plus vraisemblable est fin ao�t. Bernard Cassen et Pierre Dommergues sont convoqu�s au cabinet par G�rald Antoine; il leur est signifi� 1) qu'ils ne sont plus responsables du projet de Vincennes et que 2) le projet change de vocation. Il ne s'agirait plus de cr�er une universit� mais, dans les m�mes b�timents, un centre sup�rieur de recherches ouvert aux �tudiants � partir de la ma�trise. Cette id�e avait �t� propos�e par Jean Baptiste Duroselle. Surpris mais bien d�cid�s � ne pas se laisser faire, Dommergues et Cassen se tournent vers le parti communiste, (� travers Guy Bois, responsable de la section du SNEsup de la Sorbonne) qui, apr�s r�flexions, d�cide de mettre tout son poids pour soutenir le projet Vincennes et leur action. Avec ce soutien et gr�ce � d'autres influences, Dommergues et Cassen retrouvent leur place. Il n'est plus question de Centre sup�rieur de recherches, mais bien d'une universit�. Pourquoi cet �pisode? Le Minist�re a probablement subi des pressions, de la part des enseignants conservateurs de la Sorbonne sans doute et notamment de leur vice‑doyen, Jean‑Baptiste Duroselle; s'ajoutant � d'autres (voir le paragraphe sur le cabinet) elles ont d�stabilis� temporairement le Cabinet.

Les d�saccords ont aussi port�, selon Jean Gatt�gno, sur la fa�on dont devait �tre g�r�e cette universit�. Certains qui ont qualifi� Pierre Dommergues et Bernard Cassen de "gestionnaires", leur reprochaient de privil�gier l'universit� pour elle‑m�me; il fallait qu'elle se fasse, qu'elle ouvre, qu'elle marche. Pour ceux que Jean Gatt�gno a qualifi� d'anti‑gestionnaires, il �tait au moins aussi important que les d�cisions soient prises de fa�on relativement d�mocratique et qu'une gestion moins organis�e laisse plus de place � de l'informel.

Jean‑Baptiste Duroselle, qui consid�rait que cette universit� avait pris une tournure un peu trop politis�e, un peu trop gauchiste, a pr�f�r� abandonner le projet, alors qu'il �tait juste pressenti pour �tre le premier doyen de Vincennes ; au retour des vacances de No�l, apr�s un jour d'enseignement, il a d�missionn� de son poste � Vincennes et a obtenu un poste d'enseignant � la Sorbonne.

�Jean Gatt�gno, lui, a d�missionn� de son poste de responsable des inscriptions lorsqu'il a appris que, sans qu'il ait �t� consult�, les inscriptions seraient closes aux alentours du 20 janvier et qu'aucune autre r�inscription ne serait admise; mais il est rest� partie prenante du projet et enseignant � Vincennes.

Finalement, juste avant la rentr�e du 13 janvier, il a �t� d�cid� de mettre en place ce que l'on a appel� la d�l�gation des dix, soit 10 repr�sentants des d�partements. Cette instance, plus d�mocratique, devait g�rer la rentr�e universitaire et l'universit� au mieux en attendant que les �tudiants et les enseignants au complet �lisent le Conseil et le Pr�sident d'universit�; elle devait aussi pr�parer ces �lections.

D'apr�s mes sources, elle �tait constitu�e de Pierre Dommergues, Bernard Cassen, Hervouet, enseignant de chinois, Jean Cabot, enseignant en g�ographie, Michel Beaud, enseignant d'�conomie, Jacques Droz, enseignant d'histoire, Claude Frioux, enseignant de russe, Galissot, Gilbert Badia et Ghisselbrecht, ces deux derniers conf�rant, pour certains, du s�rieux � l'image de Vincennes.

La commission d'orientation et le noyau cooptant

Je ne sais pas tr�s bien d'o� et de qui est venue l'id�e. Le probl�me pos� �tait de concevoir les enseignements et de mettre en place le corps enseignant qui adh�re � cet enseignement, et les deux ex nihilo. Cela faisait longtemps que l'on n'avait pas cr�� une universit� de toutes pi�ces, et surtout cr�� un corps enseignant en l'espace de quelques mois. Il fallait donc inventer un mode de d�signation des enseignants qui soit nouveau. Jusque‑l� dans les autres universit�s, les enseignants en place dans l'universit�, "les anciens", cooptaient leurs futurs coll�gues. A Vincennes, il n'y avait pas d'anciens. Certains, qui firent pression, voulaient que les enseignants de la Sorbonne (qu'ils pouvaient consid�rer comme la "matrice") cooptent les futurs enseignants de Vincennes. L'�quipe de d�part refusa. Il fut donc d�cid� de mettre en place un noyau cooptant, c'est‑�‑dire un premier groupe d'enseignants charg�s de recruter l'ensemble des enseignants de Vincennes.

�Qui a choisi les membres du noyau cooptant ? Il est difficile de le d�terminer avec pr�cision mais, grosso modo, ce fut l'�quipe initiale. H�l�ne Cixous y a occup� une place pr�pond�rante. Elle a pris notamment conseil aupr�s de Jacques Lacan ; elle a refus� sa candidature � Vincennes de peur que le statut de "non‑institutionnel" que, selon elle, il revendiquait et son poids intellectuel ne "d�molissent" l'�difice. Elle a , par contre, sollicit� et rendu possible la nomination de plusieurs lacaniens. Dans un premier temps, Jean‑Luc Godard avait �t� pressenti pour �tre le responsable du d�partement de cin�ma; c'est Marie‑Claire Ropars qui fut retenue.

Pour �viter l'arbitraire, il fut d�cid� qu'une Commission strictement consultative serait mise en place. Elle serait garante du bon fonctionnement du recrutement des enseignants, garante de la mise en place du noyau cooptant et de sa cr�dibilit�. Sa t�che principale �tait d'examiner la liste du noyau cooptant. On l'appela Commission d'Orientation. Pour garantir un minimum d'objectivit�, les membres de la Commission d'Orientation n'avaient pas le droit d'�tre candidats � Vincennes.

Cette commission n'a pas fonctionn� longtemps apr�s sa mise en place en septembre. Ses membres furent choisis, d'apr�s H�l�ne Cixous, en fonction de deux crit�res: que le Minist�re leur fasse confiance et qu'ils soient pr�ts � accepter la nomination d'enseignants "de gauche". Compos�e de 25 membres elle �tait pr�sid�e par Raymond Las Vergnas.

Tous les cooptants furent re�us individuellement par H�l�ne Cixous (et probablement par Pierre Dommergues et Bemard Cassen). Par contre, une fois le noyau cooptant en place, en r�gle g�n�rale, chaque d�partement a d�sign� ses enseignants valid�s ensuite par le noyau cooptant. Le noyau cooptant aurait commenc� � fonctionner vraisemblablement d�s septembre. Il est clair que toute cette p�riode a �t� v�cue par ces premiers acteurs dans une tr�s grande improvisation.

�Sur quels crit�res ont donc �t� choisis les enseignants de ce noyau cooptant ?

Tr�s arbitrairement et tr�s sch�matiquement sur des crit�res:

�� ‑d'affinit� : amis ou connaissances en communion d'id�es

�� ‑politiques : �tre gauchiste, ou communiste, ou ayant particip� aux '�v�nements' ou partisan de Mai 68.

�� ‑de comp�tence

�� ‑de coh�rence: pr�f�rence pour les �quipes constitu�es.

�� ‑d'appartenance � un courant de pens�e: structuralisme, lacanisme, existentialisme...

�� ‑d'ouverture: aux enseignants �trangers, aux non enseignants ou aux enseignants associ�s.

Le noyau cooptant a comport� 39 membres, selon la liste la plus vraisemblable.

La course aux inscrits ‑ Les enseignants

A Vincennes, il avait �t� pr�vu 240 postes d'enseignants et 7.500 places d'�tudiants. Or, fin octobre, d�but novembre, 3.500 �tudiants seulement �taient inscrits. C'est pourquoi le Minist�re d�cida, en invoquant cette raison et probablement en fonction des pressions ext�rieures dont j'ai d�j� fait �tat, de diviser par deux le nombre d'enseignants (120). L'�quipe enseignante se mobilisa tr�s fortement. Tonka, �tudiant, fit publier avec son aval, dans le journal Action un contre‑article sur Vincennes qui pr�sentait l'universit� nouvelle comme une vitrine r�cup�r�e par le pouvoir, dans l'espoir de provoquer l'effet inverse: des inscriptions. Puis, pendant les vacances de No�l, elle organisa un battage publicitaire improvis� sur France‑Inter et d'autres m�dias, tout en maintenant le centre Censier exceptionnellement ouvert pour accueillir les inscriptions. Elle obtint gain de cause � la mi‑janvier o� le chiffre recherch�, 7.500 �tudiants, fut atteint.; le Minist�re r�tablit les 240 postes d'enseignants.

Les enseignants des deux d�partements d'anglais et d'am�ricain (anglo�-am�ricain et �tudes anglaises) se sont taill�s, � l'�vidence, la part du lion dans la r�partition des postes; ils ont obtenu presque le cinqui�me de l'ensemble, ce qui s'explique tr�s vraisemblablement par la composition de l'�quipe initiale form�e quasi exclusivement d'anglicistes.

LES MOYENS

L'intendance: finances et commerce

La construction de Vincennes a co�t� � peu pr�s trente millions de francs 1968. C'est ce que r�v�le Le Monde du 10‑11 novembre 1968. Je n'ai pu avoir de confirmation aupr�s d'aucune des personnes concern�es. En tous cas, tr�s vraisemblablement, Vincennes a co�t� tr�s peu cher et cela essentiellement gr�ce au travail des fondateurs qui ont tout fait pour baisser les prix dans toutes les n�gociations et sur tous les march�s.

L'administration

Le personnel

Jean Gatt�gno, sur le t�moignage duquel je me base pour l'essentiel, fut d�sign� comme le responsable de l'inscription des �tudiants et des probl�mes administratifs.

De fa�on g�n�rale, on peut dire que les moyens en personnel ont �t� insuffisants et que le recrutement du personnel administratif a �t� assez improvis� dans un premier temps; on a souvent recrut� des non professionnels. Dans un deuxi�me temps, � partir de la rentr�e de janvier 1969, quatre professionnels de l'administration ont �t� d�tach�s � Vincennes; deux venaient de la Sorbonne, les deux autres du Minist�re.

Les inscriptions

Les inscriptions ont d�marr� le 2 octobre 1968 � Censier. Elles auront lieu � Vincennes � partir du 10 d�cembre jour ou l'Universit� ouvre ses portes aux �tudiants. Elles ont �t� ouvertes aux non bacheliers de plus de 21 ans; la condition " salari�", qui appara�tra au printemps 1969, reste pour la p�riode ant�rieure parfaitement myst�rieuse; je n'ai retrouv� aucune trace officielle ou officieuse qui la r�clame pour l'inscription. Il en va de m�me pour l'examen probatoire (ESEU: examen sp�cial d'entr�e � l'Universit�) que r�clamaient les autres universit�s et dont la Commission �tait pr�sid�e par Las Vergnas : il ne sera jamais exig� dans la suite de l'histoire de Vincennes.

�La construction de Vincennes

Le t�moignage de Paul Chaslin est irrempla�able : j�ai transcrit presqu'� l'�tat brut, en le r�organisant pour en faciliter la compr�hension, ce qu'il m'a confi� au cours de longs entretiens dont cette r�daction traduit bien mal la chaleureuse confiance.

L'entrefilet du "Monde" et les premiers contacts

C'est, d'apr�s quelques recoupements, le 17 juillet 1968 que Paul Chaslin lit, dans le journal �Le Monde", un petit entrefilet en italique qui dit en substance: "Le Minist�re de l'�ducation Nationale s'attend � (12.000) �tudiants suppl�mentaires pour la rentr�e. Le Minist�re se demande o� il va les accueillir. Il cherche des solutions de baraquements provisoires."

Le lendemain, donc le 18 juillet, il t�l�phone d'un caf� en face, � G�rald Antoine au Minist�re et obtient de le rencontrer imm�diatement. Il le connaissait pour avoir construit, deux ans auparavant; un lyc�e � Gien qui fait partie de l'acad�mie d'Orl�ans dont G�rald Antoine �tait alors recteur. Ils avaient sympathis� et avaient pr�par� tous les deux le colloque d'Amiens de 1967‑68.

Au cours du rendez vous, le recteur Antoine va consulter dans le bureau voisin le principal conseiller d'Edgar Faure, le directeur du Cr�dit Foncier, Robert Blot. Ils reviennent ensemble. Paul Chaslin s'engage � construire sans probl�me 5000 M2.

Le lendemain, il est convoqu� � nouveau au Minist�re, � la DESSU[2] , par son directeur M. Reynaud. Paul Chaslin le connaissait d�j� tr�s bien; depuis une dizaine d'ann�es, il avait construit pour lui diff�rents lyc�es et coll�ges. M. Reynaud commence par piquer une col�re; il est absolument impossible de construire une telle surface pour la rentr�e et dans des prix raisonnables. Paul Chaslin continue � affirmer que c'est possible. Argumentant , Reynaud lui demande s'il a pens� aux amphith��tres. Paul Chaslin r�fl�chit que pour les construire, il lui faut des structures d'atelier tr�s larges; or, il ne sait pas si certaines sont disponibles � ce moment‑l�. Il demande donc s'il peut t�l�phoner pour se renseigner. Reynaud l'invite pour cela � passer dans le bureau d'�‑c�t�, celui de sa secr�taire. C'est l� que Paul Chaslin d�couvre, sur la table, des grandes feuilles sur lesquelles sont not�s les noms de tous les constructeurs fran�ais, sauf le sien, avec les propositions de prix au M2 et les d�lais possibles. Personne ne remettait rien avant janvier. Tous les prix sont le double de ceux pratiqu�s habituellement. On a donc contact� tout le monde sauf lui ; et personne n'est capable de rendre dans les d�lais et � prix raisonnable. On lui annonce qu'une large structure d'atelier est disponible. Il en informe Reynaud et lui confirme qu'il peut construire ces 5000 m2 pour la rentr�e universitaire; ceci parce que son entreprise GEEP pratique une technique qui lui est particuli�re, la construction industrialis�e.

La construction industrialis�e

La construction industrialis�e se diff�rencie de la construction traditionnelle d'abord par les mat�riaux utilis�s: non pas le b�ton, mais le m�tal, surtout l'acier, et le verre; ensuite par le fait que la plupart des �l�ments sont construits en usine, essentiellement la charpente m�tallique qu'il ne reste qu'� boulonner sur le chantier. Il est alors possible de r�aliser pr�cocement la couverture ce qui permet de continuer � b�tir � l'abri. La construction en b�ton part du sol et il faut, � chaque �tage attendre que le b�ton soit sec pour continuer. GEEP, ce qui le rend particuli�rement performant, am�liore ce mode de construction en int�grant trois activit�s en g�n�ral s�par�es : les �tudes pr�paratoires, la fabrication de certains �l�ments en usine et la mise en oeuvre sur le chantier.

Vincennes a �t� construit, pour tout ce qui concerne les poutres et charpentes, en acier, certains �l�ments en aluminium et les cloisons, en briques.

Les surfaces � construire

Au d�part du projet, fin juillet, on avait affirm� � P Chaslin que 5.000 M2 �taient n�cessaires. Quelques jours plus tard on lui annonce que ce n'est plus 5 mais 10.000 M2. Quelques jours plus tard encore, ce n'est plus 10.000 (on s'est aper�u que GEEP est capable de suivre) mais 20.000 M2; et finalement, P Chaslin construira 30.000 M2 pour Vincennes. Non seulement 30.000 M2, mais on lui demandera en plus, et il b�tira, et en même temps, dans le m�me type de construction, 10.000 M2 pour Clignancourt, autant pour Clichy et 10.000 M2 pour Asni�res.

�Le programme propos� par le Minist�re a chang� sans cesse; il imposait des imp�ratifs, tant de places d'�tudiants, tant de places de cantine mais n'a jamais donn� de directives pr�cises. D'autre part, l'�quipe p�dagogique � l'initiative du projet , Dommergues, Cixous et Cassen, apportait chaque semaine des id�es nouvelles qui imposaient des am�nagements nouveaux.

La construction

Le 2 ao�t, Paul Chaslin r�alise les premi�res esquisses du plan masse.

Le 6 ao�t, premier �v�nement: la Conservation du Bois de Vincennes (de sa propre initiative?) interdit l'acc�s du bois aux engins. Il faudra 10 jours de n�gociations pour lever cette interdiction.

Le premier travail a �t� de d�molir les hangars, presque jointifs que, pendant un si�cle, les militaires avaient b�tonn�s et dall�s : du 16 ao�t donc, au 21. La date du premier coup de pioche est sujette � caution : le 21 ao�t me semble plus probable.

Le 7 septembre le sous‑sol de la cuisine est creus�; le 9, P Chaslin ayant refait les plans du b�timent d'accueil qu'il a invent� et auquel il tient, les remet au Minist�re; le 14, J de Chalendar visite le chantier et le 18 d�marrent les travaux du b�timent d'accueil.

Le Centre universitaire comprendra plusieurs �l�ments.‑

‑ ce b�timent d'accueil, comportant en �tage, une cr�che, avec jardin;

‑ cinq amphith��tres, un de 500 places, trois de 250 et un de 170;

‑ deux restaurants universitaires; finalement, l'ann�e suivante, l'un d'eux sera transform� en biblioth�que car les �tudiants prendront l'habitude de manger sur le campus chez les vendeurs � la sauvette, sur les �tals ambulants ... La biblioth�que initiale sera alors transform�e en amphith��tre.

‑� trois b�timents d'enseignement sur deux niveaux comprenant des salles de travaux dirig�s de 30 � 100 places;

‑ un b�timent d'administration;

‑ une caf�t�ria.

�Il �tait pr�vu de construire une poste, une librairie et une banque, abandonn�es sous la pression des �tudiants gauchistes qui refusaient toute manifestation du capitalisme. Les bassins dans le patio, sont une id�e de P Chaslin dont il se dit particuli�rement content.

L'�quipement

L'�quipement de Vincennes a �t� con�u d�s le d�part comme t�moin de la modernit�: audiovisuel, informatique et laboratoire de langues. Aucune universit� fran�aise n'avait jamais �t� aussi bien dot�e en laboratoires de langues ce qui t�moigne de la participation des enseignants des d�partements d'�tudes anglaises et d'Anglo‑am�ricain au projet. Toutes les salles de Vincennes �taient reli�es � un r�seau de t�l�vision int�rieure; � partir d'un studio central, la m�me �mission pouvait �tre distribu�e dans toutes les salles: GEEP avait d�j� r�alis� un coll�ge audiovisuel � Marly‑le-Roy, en 1965, et d'apr�s Paul Chaslin, l'a reproduit � Vincennes � plus grande �chelle; cette information semble contredire les souvenirs de Michel Royer sur le r�le de Thomson dans l'�quipement audiovisuel. Le studio d'enregistrement a fait des jaloux dans d'autres universit�s. L'�quipement en informatique a, pour l'�poque, �t� consid�rable: c'�tait la premi�re fois qu'une universit� �tait dot�e � ce point d'ordinateurs.

Toutes les salles de Vincennes ont �t� livr�es, les meubles choisis par l'�quipe initiale install�s; tous les espaces ont �t� plant�s d'arbres. Un an apr�s, GEEP a rajout� une �cole maternelle et int�gr� � l'ensemble certains hangars que l'Arm�e a laiss�s � l'universit�.

Fin des travaux

Les travaux se terminent entre le 15 et le 20 novembre 1968, sans que j'ai pu d�terminer la date exacte. Une semi inauguration devait avoir lieu fin novembre, � Vincennes, en pr�sence d'Edgar Faure. �taient pr�sents P Las Vergnas, P Chaslin, A Peyrefitte et J�r�me Selit�, futur administrateur de Vincennes et mari de Alice Saulnier‑Selit� qui fera raser l'universit� 12 ans apr�s; ils ont attendu le Ministre pendant deux heures; en vain. P Chaslin ne se souvient pas du motif invoqu� pour excuser cette absence remarqu�e mais, de son point de vue, il ne faut pas l'interpr�ter comme un d�saveu; il a donc remis les clefs de Vincennes � l'administrateur.

P Chaslin est fier d'avoir, sans conteste et pour la premi�re fois dans l'histoire, tenu le pari de construire 30.000 M2 en trois mois. En effet, ce d�lai inclut non seulement la construction mais aussi l'�tude du projet depuis sa toute premi�re id�e; de tels ensembles demandent habituellement plusieurs mois et plut�t plusieurs ann�es; les m�dias de l'�poque ne se sont pas fait faute de le remarquer. Tout s'est d�roul� dans la fi�vre, dans une ambiance survolt�e; pendant trois mois les ouvriers ont travaill� jour et nuit. De surcro�t, le temps est rest� d�plorable pendant la dur�e du chantier. "Je ne comprends pas comment nous y sommes arriv�s; ce fut un tour de force".

L' �LABORATION DE LA P�DAGOGIE

(Et�‑automne 1968)

J'ai tent� de relever la liste des particularit�s caract�ristiques de ce qu'on peut appeler la p�dagogie vincennoise. Elle d�crit une situation qui correspond plut�t aux pratiques de cette universit� en fonctionnement qu'� sa conception. J'en ai peut‑�tre oubli�. A ma connaissance, mais je n'ai pas �tudi� particuli�rement cet aspect, toutes �taient con�ues en janvier 1969. Mais une telle affirmation est, il faut le redire, trop brutale dans la mesure o� elle nie la vie de l'universit�, nie le fait que la p�dagogie vincennoise est n�e aussi de la r�alit� de Vincennes � laquelle s'est confront� un ensemble th�orique; nie ce que vont apporter les �tudiants.

�Interdisciplinarit�

Le syst�me des Unit�s de Valeur

Le syst�me des Unit�s de Valeur (UV) a �t� calqu� sur le syst�me am�ricain des 'credit unit ". Cette parcelle du savoir est bien plus r�duite que l'ancien certificat, qui �tait lourd. Elle est mobile et s'ajoute aux autres UV pour former le dipl�me. On ne peut pas la perdre ; elle est capitalisable.

Notation continue et nouveaux dipl�mes

L'examen terminal qui �tait v�cu comme un couperet a �t� supprim�. Pour passer dans l'ann�e sup�rieure, on tient compte de l'ensemble des notes obtenues durant toute l'ann�e et portant sur des exercices de nature diff�rente.

Le dipl�me de fin de 1er cycle est supprim�. Le premier dipl�me, la licence, se passe au bout de 3 ans. Il y existe, en fait, deux licences : la "licence d'enseignement" qui permet de se pr�senter aux concours d'enseignement et la "licence libre" sp�cifique de Vincennes qui ne permet pas de se pr�senter aux concours.

Interdisciplinarit�

Le cursus n'est plus sp�cialis�; y sont mari�es des disciplines diff�rentes et qui entrent en interaction les unes avec les autres. On ne pr�pare plus la licence d'une seule sp�cialit�, mais de deux (au moins) : la dominante (16 UV) et la sous‑dominante (14 UV), � l'int�rieur desquelles plusieurs UV libres appartenant � d'autres champs disciplinaires peuvent �tre choisies : au total 30 UV. Les �tudiants pratiqueront plus cette interdisciplinarit� que les enseignants.

L'enseignement comme recherche

Nombre d'UV proposent aux �tudiants de r�aliser ensemble une publication de recherche pour la fin de l'ann�e. La recherche, qui profite des connaissances d�j� acquises par les membres de l'UV, contribue � l'acquisition de nouvelles connaissances.

�Rapports �tudiants‑enseignants

Nouveaux rapports �tudiants / enseignants et d�hi�rarchisation

�tudiants et enseignants voulaient � Vincennes �changer dans un rapport d'�galit�. Le tutoiement quasi g�n�ralis� voulait marquer cette revendication. Les d�cisions prises en Assembl�e g�n�rale ou en commission �taient prises � la majorit� sans tenir compte du rang professoral.

Cogestion

Toutes les instances d�cisionnelles dans lesquelles les personnels ATOS[3] avaient aussi leur place �taient cog�r�es par les �tudiants et les enseignants en proportions �gales.

Suppression du cours magistral

Dans un certain nombre d'UV, le cours magistral a �t� supprim� et en g�n�ral remplac� par un enseignement bas� sur une discussion entre l'enseignant et les �tudiants.

Petits groupes de travail

A l'ouverture de Vincennes, le principe de petits groupes de travail, 20 ou 25 participants, a �t� respect�. Par la suite, les effectifs �tudiants trop importants n'ont plus permis ce mode de travail, pourtant consid�r� comme un progr�s.

Ouverture

Ouverture aux non bacheliers salari�s

C'est certainement l'ouverture aux non bacheliers salari�s qui caract�rise le mieux l'originalit� et la novation de Vincennes. Le baccalaur�at n'�tait pas exig� pour s'inscrire; l'examen sp�cial d'entr�e � l'universit� (ESEU) pr�vu par la loi d'orientation n'a jamais �t� exig�; par contre il �tait n�cessaire d'avoir �t� salari� pendant 2 ans et d'�tre �g� de plus de 21 ans. Durant plusieurs ann�es, le tiers des �tudiants environ a effectivement appartenu � cette cat�gorie. Pour leur permettre de suivre le cursus, certains cours avaient lieu le soir (et le samedi par la suite). Ce m�lange‑confrontation salari�s / �tudiants a constitu� une des grandes richesses de Vincennes. Beaucoup de refus�s du parcours scolaire ont trouv� l� une deuxi�me chance d'insertion sociale conforme � leurs aspirations.

Ann�e continue et journ�e continue

Il �tait pr�vu qu'� Vincennes l'enseignement et la recherche se poursuivraient toute l'ann�e, m�me l'�t�; ce principe d'ann�e continue a �t� abandonn� d�s la rentr�e de janvier et n'a jamais �t� repris, faute de moyens semble‑t‑il. La journ�e continue, essentiellement destin�e aux �tudiants salari�s, a par contre mise en place d�s la rentr�e de janvier : l'universit� de Vincennes �tait ouverte de 8 heures du matin � minuit en continu.

Enseignement orient� vers les �tudes contemporaines

Une des revendications essentielles des �tudiants, l'ouverture au monde contemporain est devenu l'un des objectifs majeurs de l'enseignement de Vincennes. L'histoire ancienne, par exemple, �tait abord�e sous un angle qui permette de mieux comprendre le temps pr�sent.

Ouverture � l'ensemble du monde

Vincennes a �t� ouverte d�s le d�part aux savoirs des autres continents. Enseignants et �tudiants �trangers y sont venus en grand nombre clans une dynamique d'�changes et de compr�hension mutuelle.

Ouverture de l'Universit� � de nouvelles disciplines

Vincennes s'est ouverte � des disciplines qui, � ma connaissance, n'�taient pas encore enseign�es � l'Universit� : le cin�ma, arts plastiques, informatique (son enseignement �tait bien plus r�duit ailleurs), urbanisme, psychanalyse ; pour la premi�re fois l'am�ricain, langue et culture, est mis en parall�le avec l'anglais..

�Mise en pratique de la th�orie

Il s'agissait de "vivre le savoir", c'est‑�‑dire de placer les �tudiants en situation d'exp�rimenter les th�ories enseign�es et d'on construire la critique � partir des al�as de leur mise en pratique.

Ouverture aux enseignants associ�s et �tudiants en fin d'�tudes

Vincennes a donn� la possibilit� � des personnalit�s qui n'avaient pas les dipl�mes classiquement exig�s d' y enseigner. Ainsi de plusieurs �crivains ainsi, de nombre d'�tudiants d�tenteurs de la licence ou doctorants et qui continuaient parall�lement leur cursus.

L' APPORT �TUDIANT

(Automne 1968)

De tout l'�t� donc, les �tudiants ont �t� quasiment absents; ils ont tr�s peu particip�, apparemment, � la fondation des universit�s exp�rimentales, � celle de Vincennes on particulier. Cette constatation m'a beaucoup surpris. Et lorsque j'ai demand� aux personnes que j'ai interrog�es ce qu'il en �tait, la r�ponse a �t� quasi unanime: aucun, d'une part, n'avait de souvenir d'une quelconque action �tudiante avant la rentr�e de janvier 1969, et d'autre part, il �tait �vident pour tous que la cr�ation de Vincennes �tait le fait du gouvernement et des enseignants et absolument pas celui des �tudiants.

Cette ambigu�t� m�riterait certainement une recherche suppl�mentaire, approfondie, et notamment aupr�s de tous les acteurs de la cause �tudiante (ce que je n'ai pas eu le temps de faire). Par contre, les t�moins tombent presque tous d'accord sur le fait que les �tudiants seront tr�s pr�sents et interviendront d'une fa�on tr�s pr�gnante � partir du moment o� ils seront rentr�s � l'universit� en janvier 1969.

Deux entretiens cependant et cinq documents, dont un excellent, vont dans le sens contraire.. Les t�moignages d'Assia Melamed et celui de Michel Royer, d'abord. Un tract diffus� par l'Union des �tudiants communistes de Vincennes ensuite : il exige que les enseignants de Vincennes soient nomm�s non par le seul noyau cooptant mais par une commission paritaire compos�e du c�t� enseignant par le noyau cooptant et du c�t� �tudiant par un groupe d'�tudiants du m�me nombre (35 ou 39) �lus par les �tudiants. Puis, le Monde et le Nouvel Observateur , qui mettent en �vidence le r�le jou� par le journal "Action". Et enfin, document majeur, "Les 21 conditions des �tudiants" paru dans Action de novembre 1968, que compl�te un article d'Hubert Tonka dans un autre num�ro d'Action. Ce journal, fond� le 7 mai 1968 avec la participation de l'UNEF et du SNESup, se pr�sente comme, et se veut, le journal de la contestation �tudiante.

Les "2l conditions"

Pour l'ensemble de ces �tudiants non communistes, le fait marquant avant janvier 1969, est la parution des "21 conditions", le mardi 5 novembre 1968, dans le journal Action . Elles sont sign�es par un comit� d'Action Vincennes dont l'un des animateurs et le principal auteur du texte est Jean‑Marc Salmon. Leur texte est soumis � la discussion lors d'un meeting‑d�bat sur Vincennes organis� par l'AG des �tudiants de Vincennes avec la participation du SNESup et du bureau de l'UNEF, le 6 novembre � la Sorbonne. Le premier paragraphe s'appelle : "Qui prendra le ch�teau de Vincennes?" Le d�but de l'article met en �vidence que deux forces sont en pr�sence qui ont essay� de prendre le pouvoir � Vincennes: d'une part, le gouvernement; d'autre part le mouvement des �tudiants et des travailleurs. Les enseignants ne constituent pas une troisi�me force en soi; ils se placent, selon les individus, d'un c�t� ou de l'autre, en fonction de leurs affinit�s. Le texte dit (� quelques nuances pr�s): � Nous avons gagn� Vincennes en Mai Vincennes est une victoire du mouvement de Mai L'action du mouvement ne sera payante que s'il ne se laisse pas int�grer dans le cadre des institutions universitaires. On retrouvera cette question tout au long de l'histoire de Vincennes; les gauchistes refuseront syst�matiquement de s'int�grer � l'int�rieur de quelque institution que ce soit et notamment de participer aux �lections, ce qui sera lourd de cons�quences; ce qui am�nera, entre autres, � la mise en place, plus tard, � partir de 1971, des Commissions qui auront voix au chapitre sur toutes les d�cisions, m�me le budget, m�me la nomination des enseignants, la r�partition des locaux . .... Le Conseil de l'Universit�, oblig� de tenir compte de leurs avis ne fera tr�s souvent qu'ent�riner une proposition �manant d'une commission.

Le texte exige l'ouverture de l'universit� aux ouvriers et que cette ouverture soit effective notamment en ce qui concerne le contenu du savoir qui circule dans cette fac. Le but est d'�tendre le travail universitaire au terrain de la lutte de classe directe, par exemple, des jumelages Universit�-Usine et des actions effectives.

Il d�nonce le fait que cette cr�ation de l'universit� s'est faite dans le dos des �tudiants; elle a �t� enti�rement cach�e � tout le monde et notamment aux �tudiants. Le pouvoir veut mettre les �tudiants devant le fait accompli d'une facult� toute faite, avec un programme termin�, de fa�on � pouvoir restaurer l'autorit� universitaire dans tout son arbitraire.

Il d�nonce la notation continue qu'il consid�re comme un examen permanent qui transforme l'enseignant en un "flic!". Faire noter l'assiduit� et la participation des �tudiants au cours, c'est transformer les facs en lyc�es.

Il met en avant une revendication qui est vraisemblablement la plus importante, celle qui concerne la nomination des enseignants : le texte exige que les assistants, c'est‑�‑dire la majorit� des enseignants, soient nomm�s par les �tudiants Les enseignants, pour la plupart, y ont �t� oppos�s et jamais cette revendication, dans la suite de l'histoire de Vincennes, ne verra le moindre d�but d'application. Mais c'est celle qui a fait le plus de bruit.

Il situe ensuite les trois tendances, les trois positions qui s'opposent vis‑�‑vis de Vincennes. Celle du PCF et de l'UEC est d'accepter l'institution universitaire et donc, tacitement, l'id�ologie de la promotion sociale par l'universit� bourgeoise. La seconde, d'extr�me gauche, critique verbalement tr�s violemment les propositions et les actions du pouvoir mais, dans le concret, ne fait pas grand‑chose. Cette d�nonciation est soutenue par une analyse assez manich�enne. La troisi�me position aimerait mettre en place l'autogestion et donner tous les pouvoirs aux Assembl�es G�n�rales d'�tudiants pour en faire "des micro‑minist�res autogestionnaires". Ce manifeste des 21 propositions refuse d'adh�rer � l'une de ces trois tendances, les d�nonce et dit que la seule gestion, c'est celle de la lutte, que la seule autonomie concevable, c'est celle du mouvement �tudiant. " L'Universit� est le lieu de conflits permanents dont les deux p�les sont le pouvoir et le mouvement. Notre r�le est d'exploiter ces conflits et de construire une universit� politique". "Vincennes sera de toute mani�re une universit� bourgeoise � la destruction de cette universit� n'est � long terme qu'un des enjeux de la lutte. Il faut se servir de cette universit� contre la bourgeoisie elle‑m�me et d�tourner au profit de la lutte les moyens pratiques et scientifiques de l'universit�?"

Le texte exige que l'Universit� devienne un lieu de contestation politique, un lieu dont le but serait de former les �tudiants � la politique, de poser des questions sur ses rapports � la soci�t�, ses possibilit�s d'action pour la transformer, un lieu "politique" par d�finition, un centre de critique permanente de l'Universit� bourgeoise, que l'Universit� serve la r�flexion et la discussion politique du mouvement, qu'elle soit une base pour la pr�paration des actions ext�rieures ; l'enseignement ainsi con�u permettra d'�lever le niveau de compr�hension th�orique et de formation politique de l'ensemble des militants et �tudiants, et permettra de mieux fonder la pratique du mouvement. Les gauchistes veulent donc se servir de Vincennes comme une base de formation politique, une base de d�bats d'id�es d'o� pourra repartir un autre Mai, une base � partir de laquelle pourrait d�marrer la R�volution.

LA SITUATION A LA RENTR�E UNIVERSITAIRE (janvier 69)

Les enseignants sont 240.

Les �tudiants inscrits seront, le 27 f�vrier 1969, 7904. Vingt huit d�partements sont en place.

Un comit� de dix enseignants g�re provisoirement l'universit�.

Raymond Las Vergnas quitte ses fonctions et est remplac� par un administratif, J�r�me S��t� .

Tr�s vite, des troubles �clatent; les �tudiants et certains enseignants occupent des locaux fin janvier pour faire pression sur le minist�re qui.... bref, la belle ordonnance mise en place par le Cabinet du Ministre et ses inspirateurs universitaires se met � bouger: les �tudiants l'investissent et l'utilisent.

Une Vincennes diff�rente commence....

CONCLUSION[4]

Ce travail n'est pas termin�: la gestation de Vincennes garde un certain myst�re bien que sa dur�e ne d�passe pas 6 mois, p�riode courte mais trop riche dans la mesure o�, sur le sujet, les documents �crits sont rares. Les t�moignages, source essentielle d'information, demanderaient une confrontation critique tr�s fouill�e. Le panorama qui r�sulte de l'�tat actuel de la recherche reste encore flou, incertain, approximatif .... Reprendre ces donn�es, nombreuses, partielles et souvent partiales permettrait certainement d'�clairer bien des points encore douteux ou m�connus.

Et cependant .... Ce qui va se vivre � l'universit� de Vincennes � partir de Janvier 1969 est radicalement diff�rent de ce qui se vivait jusque l� dans n'importe quelle universit� fran�aise; et c'est aussi une rupture avec ce qui va se vivre dans les autres �tablissements universitaires � partir de ce moment l�. Non que les grands principes de base de la p�dagogie vincennoise n'aient rien � voir avec ceux des autres universit�s, ce sont, au contraire, exactement ceux pr�n�s par la loi d'orientation, mais ce sont les enseignants et �tudiants qui, en les mettant en oeuvre � leur mani�re, feront de Vincennes ce qu'elle a �t�.

Ce disant, je tiens � ne pas minimiser l'originalit� du travail des concepteurs de Vincennes mais bien plut�t � souligner qu'ils ont march� de concert avec les concepteurs du Cabinet; que les uns comme les autres ont nourri leur inspiration au m�me sein, "l'air du temps"; et qu'ils se sont essentiellement comport�s en accoucheurs, en interpr�tes d'une utopie qu'ils ont traduit en mots intelligibles et en gestes r�alisables. D'une mani�re g�n�rale, l'universit� de Vincennes a mis en pratique ces principes p�dagogiques bien plus radicalement que les autres; et bien plus t�t , en g�n�ral un an avant. En cela, elle a �t� non seulement pionnier mais surtout terrain d'exp�rimentation. A l'extr�me, certaines des id�es qui y ont �t� exp�riment�es n'ont re�u quasiment aucune concr�tisation dans le reste du syst�me universitaire fran�ais.

"La naissance de Vincennes" est susceptible d'au moins deux lectures : celle, concr�te, que tout un chacun a pu tenter entre mai 1968 et janvier 1969; et l'autre, assez diff�rente, plus abstraite, qui est celle de son s�diment dans la m�moire collective de la g�n�ration qui l'a r�alis�e, la mani�re dont cette g�n�ration interpr�te, raconte, voit l'�v�nement, 25 ans apr�s, notamment en l'analysant probablement � travers des filtres, entre autres celui de l'affectivit�. Cet article rel�ve plus de la seconde lecture que la premi�re.

Les "tout premiers Vincennois", aujourd'hui encore, manifestent dans les r�cits que j'ai pu recueillir, tous sans exception, une envie de t�moigner comme si chacun sentait, plus ou moins consciemment, que quelque chose d'important est en train de se perdre, d'�tre effac� par le temps ou tout au moins d'�tre perdu pour ceux qui ne savent pas.

Bref, nos a�n�s de mai, en quelques mois, ont fait surgir une universit� ouverte � tous, �tudiants et travailleurs, un tout autre rapport au savoir bas� sur la confrontation des points de vue et sur une "v�rit� plurielle"; ils ont voulu et permis la rencontre de plusieurs nationalit�s, la rencontre des �tudiants et des enseignants dans un rapport d'individu � individu : il �tait question de b�tir ensemble une nouvelle soci�t�....

�� R�mi Faucherre